Jules Verne : les légendes sous les images

  1. Le Voyage Imaginaire : l’exploration des mondes
  2. La structure narrative des 7 voyages de Sindbad le Marin
  3. Sindbad : la rhétorique de la vraisemblance
  4. Le Merveilleux, le Fantastique, et le Mythe dans Sindbad le Marin
  5. Jules Verne : Voyages au Cœur de l’Extraordinaire
  6. L’impact de l’illustration dans l’imaginaire vernien
  7. Géodésiques de la Terre et du Ciel
  8. Jules Verne et ses illustrateurs : une collaboration unique
  9. Jules Verne : les légendes sous les images
  10. Voyage au Centre de la Terre et Monde Perdu

Je ne sais si, adolescent, j’ai été aussi sensible au langage de Jules Verne que je I’avais été, un peu plus tôt, à celui de Charles Perrault et de Lewis Carroll. L’enfance est séduite par les édifices étranges que forment les mots (« et la chevillette cherra », « off with his head »), l’âge suivant par les cryptogrammes en somme, de part et d’autre, par les rébus. Mais je me rappelle que les Voyages extraordinaires me touchaient par la combinaison, à mes yeux fascinante, des images et des légendes courant sous les images.

Lorsque j’ouvrais l’un des livres édités par Hetzel, je feuilletais les pages jusqu’au moment, qui n’était jamais bien loin, où une illustration, occupant tout l’espace, et plus souvent deux illustrations moins grandes se faisant face fixaient mon regard. Je ne m’inquiétais pas de leur auteur (j’ignorais alors qu’il y en eût plus d’un). Les textes au-dessous de l’image me paraissaient faire corps avec elle : parce qu’ils en donnaient le titre (comme le cartouche d’un tableau) ou y entraient directement (comme le fragment d’un dialogue, ainsi que feraient un jour les phylactères). J’avais le sentiment, juste, de l’histoire – ou plutôt, de l’affabulation. L’histoire m’était fournie par la couverture du Iivre ; cependant les personnages, les lieux, les circonstances, surgissant sous mes doigts de six en six feuillets, me jetaient dans la féerie vernienne.

La légende comme introduction au suspense

J’aimais particulièrement les premières pages, les premières images : où l’auteur réussissait à piquer la curiosité en donnant au récit un point de départ très éloigné des événements qui allaient suivre et cependant fatal. C’était, dans Les Enfants du Capitaine Grant, une bouteille arrachée au ventre d’un monstre marin, dans L’Ile mystérieuse, un ballon fuyant Richmond tenue par les Sudistes, assiégée par les Confédéraux, dans Hector Servadac, deux gentilshommes échangeant leurs cartes sur une plage d’Afrique – ou bien je voyais que le Voyage au Centre de la Terre commençait sur un escalier hélicoïdal enveloppant un clocher de Copenhague (les héros y prenaient des « leçons d’abîme »).

Parfois, il est vrai, les aventures s’engageaient tout à trac, comme celles de trois Russes et de trois Anglais dans l’Afrique australe, où, les présentations faites et le paysage fixé, l’on tombait sur le dessin d’une triangulation géodésique. Ou encore, ce que je préférais, une entreprise défiant l’imagination se formait dans la tranquillité d’un cabinet ou d’une salle de conférence (Cinq Semaines en Ballon, De la Terre à la Lune) ou naissait d’un pari (Le Tour du Monde en quatre-vingts Jours) ou d’une chose évidente, tel cet « objet long, fusiforme, parfois phosphorescent, infiniment plus vaste et plus rapide qu’une baleine » que des navires avaient rencontré (Vingt mille Lieues sous les Mers) : la convention jouait ici avec force, comme dans les romans anglais du dix-neuvième siècle ou l’il était une fois de tous les temps.

Cependant, je le répète, l’image seule n’eût pas excité l’œil ou l’âme à ce point. La légende importait beaucoup : peut-être même était-elle la chose principale : plus sûrement que la vignette, elle ouvrait un chemin et le laissait aller. Il me souvient que dans certains livres il y avait des illustrations plus petites que les autres et sans texte : je les sautais, comme j’eusse fait d’ornements ou de lettrines. Et j’avais pris peu de plaisir aux Voyages et Aventures du Capitaine Hatteras, qui n’offraient aucune légende. En revanche, la composition qui figurait en tête de l’ouvrage m’arrêtait longtemps : les aventures les plus singulières s’y trouvaient représentées dans un ordre solennel, qui ignorait la chronologie, accentuait les contrastes et devait égarer le spectateur ; les héros y étaient assemblés comme sur les pentes du Mont Parnasse. C’était un rébus qui, lu correctement, donnait au titre (jouant entre les images et plus dessiné qu’écrit) un sens nouveau : l’attente serait comblée et cependant surprise.

Reprenant aujourd’hui les Voyages extraordinaires, tâchant d’oublier ce que je sais, et ce que vient de m’apprendre Marcel Moré, je vérifie mes impressions d’autrefois. J’observe que les illustrations, qu’elles soient de Riou, de Férat, de Montaut, de Philippoteaux, de Neuville ou de Benett, ont un air de famille (dicté par J. Hetzel ou par J. Verne ?) ; qu’elles sont réalistes au sens où l’on entendait alors le réel – et l’exotisme ; qu’elles obéissent à certaines règles. Il semble qu’elles doivent citer tous les personnages ; donner une idée suffisante des lieux : peindre les grands moments de l’histoire, et aussi ménager des temps de repos ; naturellement, enseigner. Il s’agit bien d’une Bibliothèque d’Education et de Récréation.

Dans les citations qui suivent, les titres de Jules Verne sont signalés par des initiales :

  • T.M. pour Le Tour du Monde en quatre-vingts Jours,
  • E.G. pour Les Enfants du Capitaine Grant,
  • R.A. pour Les Aventures de trois Russes et de trois Anglais dans l’Afrique australe,
  • C.T. pour Voyage au Centre de la Terre,
  • S.B. pour Cing Semaines en Ballon,
  • T.L. pour De la Terre à la Lune,
  • L.J. pour La Jangada,
  • I.M. pour L’île Mystérieuse,
  • H.S. pour Hector Servadac.

Les lignes au bas de l’image sont de simples nominations (telles qu’elles eussent pu paraître, à la même époque, dans le Daily Telegraph ou le Bulletin Royal de Géographie, telles qu’elles paraîtront un jour, sous forme d’intertitres, dans les films muets)*: « Philéas Fogg » (T.M.), « Le Patagon Thalcave » (E.G.), « Le Colonel Everest » (R. A.), « Helena et Mary Grant du haut de la dunette » (E.G.), « Otto Lidenbrock était un homme grand, maigre » – c’est le personnage que Paul Delvaux reproduira exactement dans quelques-uns de ses tableaux (C.T.), « Festin dans Pall Mall » (S.B.), « L’observatoire de Cambridge » (T.L.), « Une forêt d’eucalyptus » (E.G.), « Une rue de Reykjavik » (C.T.), « Embarcations sur l’Amazone » (L.J.). Plus souvent, elles sont empruntées au texte même du récit. Ce sont des phrases très courtes où des parties de phrases (que continuent des points de suspension). Dans tous les cas, un chiffre entre parenthèses indique la page à laquelle elles se rapportent. Cette page suit ou précède – sans souci apparent du suspens dramatique.

Description et narration

Un grand nombre de légendes sont descriptives : « La vapeur le contournait en spirales » (T.M.), « Un long objet fusiforme flottait à la surface des eaux » (I.M.), « Un couple d’eurus dont la tête confiante» (E.G.), « Véritables hippogriffes, c’est à peine si leurs pieds… » (H.S.), « Je voyais çà et là des fumerolles monter dans les airs » (C.T.), « La nuit les surprit à un demi-mille du campement » (E.G.) – la vignette de Riou est aussi touchante que les Falaises de Craie de Caspar Friedrich -, « Les cheveux de Hans sont hérissés d’aigrettes lumineuses » (C.T.).

D’autres sont narratives. Elles montrent une situation : « Il demeurait dans sa petite maison de Königstrasse » (C.T.) ; ou un événement en train de se produire : « L’enlèvement du sorcier » (S.B.), « Le chat retiré de la bombe » (T.L.), « Le brick, soulevé sur une sorte de trombe liquide… » (I.M.), « Les animaux s’attaquent avec fureur » (C.T.) ; plus rarement, un événement qui s’est produit : « Un effroyable accident avait eu lieu » (E.G.).

Ce peut être un moment tragique – ou comique (l’humour vernien mériterait une étude particulière) : « Un cri de terreur s’éleva » (T.M.), « Une détonation éclata » (E.G.), « Le singe fut terrassé et garrotté » (I.M.), « Des mannequins effrayants suffirent à les écarter » (I.M.), « Croulez, montagnes de granit ! » (C.T.), « Laissez faire la justice des hommes » (L.J.), « Mes souliers, s’écria Passepartout » (T.M.), « Elève Toliné, levez-vous ! » (E.G.), « Ben-Zouf exécuta un pas très connu à l’Elysée Montmartre » (H.S.).

Ce peut être un fait ou un mot de peu d’importance ou même insignifiant – mais il arrive qu’au cœur de ce temps faible nous sentions une énigme, un tremplin, une menace : « Le reporter s’assit sur une roche, sans mot dire » (I.M.), « Je me croisai les bras et attendis » (C.T.), « L’astronome et son collègue se saluèrent » (R.A.), « Paganel parlait avec une animation superbe » (E.G.), « Enchanté, bienvenue, dit le sergent » (E.G.), « Capitaine Nemo, vous nous avez demandés ? … » (I.M.), « Il ne tarda pas à s’endormir » (R.A.), « Monsieur Cyrus, je suis superstitieux » (I.M.), « On ne respire pas en mathématiques » (H.S.).

La légende : miroir du texte ou histoire parallèle ?

Il arrive que l’illustrateur nous égare. À l’une des premières pages des Enfants du Capitaine Grant, nous voyons Mary se jeter aux pieds de Lord Glenarvan, le petit Robert est près d’elle, très pâle ; la légende porte : « Mon père ! s’écria Mary Grant ». Or, il s’agit de l’émotion des enfants à qui l’on vient d’apprendre que leur père est à jamais perdu. Curieuse image qui donne raison à Marcel Moré et à sa construction du père sublime. Une autre image (page 129) représentera Glenarvan et Robert chevauchant côte à côte avec ce texte : « Robert saisit la main du lord et la porta à ses lèvres ».

J’ai le sentiment que les illustrations et que les légendes qui les accompagnent jouent deux rôles :

  1. Elles reflètent fidèlement l’histoire. Avant que nous les ayons lues, elles en donnent le dessin principal et la couleur (comme font les bandes de lancement au cinéma). Après coup – ce qui n’est pas négligeable dans le cas d’une œuvre en maint tome qui veut « résumer toutes les connaissances géographiques, géologiques, physiques, astronomiques, amassées par la science moderne » (J. Hetzel) – nous pouvons, grâce à elles, reconstruire chaque partie de cette « histoire de l’univers » : la franchir à gué.
  2. Elles ajoutent à l’histoire. Elles sont une histoire dans l’histoire. Bien que les images soient, au moins dans leur propos, étroitement réalistes, et que les mots au-dessous soient surtout pour définir l’image, se trouve que leur effet conjugué provoque le rêve. Un récit ordinaire laisse notre imagination libre de vaguer où elle veut ; une fantasmagorie se fonde sur des documents : des croquis, des cartes, des comptes, des procès-verbaux. De la Terre à la Lune offre une vue de notre satellite qui ressemble beaucoup aux photographies prises par Luna IX ; Tampa-town, d’où part le train de projectiles vers la lune, est à quelques kilomètres du Cap Canaveral (lequel figure sur la carte dessinée par Montaut) ; à peu près toutes les banques où sont reçues les souscriptions existent encore aujourd’hui.

Le rôle de la légende

Le rôle même de la légende me paraît considérable. Des exemples pris presque au hasard dans l’œuvre de Jules Verne en témoigneraient sans doute : je veux dire des exemples formés de l’image et du texte. Ils font défaut ici. Mais on peut croire que la légende atteint son but, qui est de rendre l’image plus frappante : tantôt en la fixant, en la bornant de toutes parts, en la réfléchissant, en la rendant semblable à elle-même, tantôt en l’entourant d’un halo, en la dégradant, en l’éparpillant, en la contestant. Il s’agit de deux figures de rhétorique différentes, mais également efficaces. Là on dit deux fois la même chose et ici on se contredit.

Robert Bresson montre un curé de campagne qui trempe un morceau de pain dans son vin et qui dit : « Je me nourris de pain trempé dans le vin » ; Orson Welles, dans Citizen Kane, Alain Resnais, dans Muriel, opposent le discours au récit jusqu’à un moment où un souvenir privilégié (un traîneau d’enfant, la guerre d’Algérie) les fait se rencontrer. La coïncidence de l’image et de la parole témoigne de la vérité ; mais la séparation fait la vérité plus sensible. Les deux mouvements se voient sans cesse chez Jules Verne. Il est possible que les cartes de géographie, d’une part, les alphabets secrets, d’autre part, répondent à cette double postulation. C’est un grand moment que celui où le juge Jarriquez déchiffre la lettre cryptologique de La Jangada. Nous comprenons que légende veuille dire à la fois : ce qui peut être lu, ce qui doit être lu. (René Micha)

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