Géodésiques de la Terre et du Ciel

  1. Le Voyage Imaginaire : l’exploration des mondes
  2. La structure narrative des 7 voyages de Sindbad le Marin
  3. Sindbad : la rhétorique de la vraisemblance
  4. Le Merveilleux, le Fantastique, et le Mythe dans Sindbad le Marin
  5. Jules Verne : Voyages au Cœur de l’Extraordinaire
  6. L’impact de l’illustration dans l’imaginaire vernien
  7. Géodésiques de la Terre et du Ciel
  8. Jules Verne et ses illustrateurs : une collaboration unique
  9. Jules Verne : les légendes sous les images
  10. Voyage au Centre de la Terre et Monde Perdu

Grotte, caverne, excavation, puits, sape, mine… peu de romans de Jules Verne sont dépourvus de ces basiliques souterraines. Réelles : Fingal du Rayon Vert, le Mammouth du Kentucky au Testament d’un excentrique ; réelles-imaginaires : la nouvelle Aberfoyle dans le texte platonicien des Indes Noires ; parfaitement fantastiques ou creusées de main d’homme : Granite-House, le refuge semi-marin de Nemo, la Columbiad du Gun-Club, l’énorme bouche à feu du Kilimanjaro destinée à redresser l’axe des pôles, l’île évidée de Face au Drapeau, et ainsi de suite.

À ce thème tellurique se mêlent autant qu’on veut les motifs bachelardiens de l’eau et du feu, jusqu’à donner l’image princeps de l’œuvre, savoir Le Volcan. Le monde – au sens géologique – est avant tout (après tout) volcanique, le voyage extraordinaire vers le point sublime est un itinéraire vers un cratère, à partir d’un cratère ou passant par un cratère : voyez Maître Antifer, Le Volcan d’Or, Servadac.

Que trouvent, au pôle, les compagnons du Capitaine Hatteras ? Une île (autre thème majeur) ; au centre de l’île, un volcan ; le point mathématique du pôle est au centre du cratère. De plus, l’idée essentielle de l’Éternel Retour (exprimée dès L’Île Mystérieuse et perpétuée jusqu’à L’Éternel Adam) n’est rendue possible que par des suites de destructions et de palingénésies éruptives. On voit à l’évidence tout ce qu’une critique psychanalytique saurait tirer de là, on le voit trop bien pour qu’on s’y attarde.

Le Voyage au Centre de la Terre est l’ouvrage parfait du complexe d’Empédocle. Sur les traces cryptographiques de l’alchimiste Arne Saknussemm (dont toute l’œuvre est perdue, sauf le message runique), Axel et son oncle pénètrent dans le Yokul du Sneffels, en Islande, pour revenir par le Stromboli : le voyage relie la bouche d’un volcan éteint à un cratère en pleine activité.

Si on veut un catalogue, il est ici complet : les entrailles du globe portent tout ce qu’on peut désirer en matière de cavités, gouffres et abîmes, de corridors compliqués et de labyrinthes (munis d’un fil d’Ariane : le Hans-Bach), de grottes aquatiques, ruisseaux, mers et orages souterrains, de feux électriques, magnétiques, tectoniques… voici un trésor déterré à peu de frais par le psychanalyste, qui ne manque pas de s’émerveiller, en outre, de champignons géants, une forêt de symboles dont la croissance s’exaspère d’une herbe tiède et moite, comme d’un raz-de-marée assez contraire aux lois de la nature qui fait dresser certain radeau avant qu’il ne soit précipité dans telle cheminée en éruption. Le symbolisme est à fleur de texte, et n’a pas besoin de traduction ; secret mal protégé, qu’il soit enfoui sous terre ou dans un code.

Tout cela serait convaincant sans Isaac Laquedem demeure, en partie, avec lui. Chacun sait par cœur ce roman où il est dit pour la première fois que tous les hommes sont mortels et que, par réciproque, le supplice le plus exquis est l’immortalité. Simone de Beauvoir et Borgès ont peut-être lu Dumas père. Mais Verne l’avait lu sans doute, qui baptise Mathias Sandorff le Monte-Cristo des Voyages Extraordinaires : il en avait tiré tout autre chose.

Que vont chercher dans l’Averne les héros du Voyage ?

Question : que vont chercher dans l’Averne les héros du Voyage ? Quelque chose d’analogue à ce qu’y trouve Laquedem.

Laquedem est condamné au voyage, à l’errance. On le trouve en Grèce, au Caucase, à Rome, sur les océans et parmi les déserts… en tous lieux et tous temps puisqu’il ne peut mourir. Il est le Juif errant, Ulysse sans retour, lorsque le cercle grec devient ligne monodrome.

Le texte de Dumas est une ébauche ; il n’a jamais été achevé : le programme était démesuré ; vingt-cinq volumes devaient retracer l’histoire passée, présente et future de l’humanité, vécue et observée par l’éternel contemporain, plongeant ainsi dans l’anticipation. On y aurait vu « le nouveau Messie Siloë, le monde arrivé à sa perfection et s’attaquant à Dieu, seconde Passion, fin du monde par le froid et les ténèbres, le Juif, dernier homme du vieux monde et premier du nouveau ».

Paul Lacroix avait projeté L’Eternel Adam : ce fut Verne qui l’écrivit. Tout se passe comme si le programme de Dumas avait été réalisé par l’ensemble des Voyages Extraordinaires, moins l’immortel témoin, plus le cercle retrouvé. Fut-ce volontaire, inconscient ? Était-ce dans l’esprit du temps ? Je ne sais, mais le fait demeure. L’anticipation n’est plus alors qu’une tierce face des choses, et la récapitulation intégrale du passé en est une autre ou la même : L’Île Mystérieuse, par exemple, est un voyage temporel, symétrique des prospections futuristes ; le ballon est une machine à remonter le temps, de sorte que les colons de l’île Lincoln réitèrent la totalité de l’histoire à partir du point zéro, de l’état adamique à la catastrophe éruptive finale-initiale. Sur l’île-microcosme, cette micro-humanité exemplaire reprend son compte ères et stades évolutifs bien connus, jusqu’au monde parfait, la mort de Dieu-Nemo, et l’eschatologie volcanique. L’histoire est bouclée et peut reprendre pour un voyage spatial quasi-nul, l’itinéraire chronologique est quasi-exhaustif. De surcroît, L’île est le prototype de tous les romans, qui ne font que la répéter, la compléter, l’analyser.

Revenons à Laquedem-Saknussemm, et passons de l’histoire à la préhistoire, de l’archéologie à la paléontologie. Isaac a obtenu de Prométhée à l’agonie le rameau d’or qui ouvre les portes infernales, et la connaissance transcendante du lieu où se tiennent les Parques, le Centre de la Terre. Accompagné d’Apollonius de Tyane, il franchit les étapes de l’initiation, traverse le lac noir et se trouve au seuil de l’abîme. Chez Verne et Dumas, point n’est besoin de solliciter les textes pour se convaincre de la prégnance des thèmes homériques, virgiliens ou dantesques : ils citent tous deux, au même moment, le facilis descensus Averni, décrivent la même prairie douce, les mêmes eaux sombres, la même lumière pâle.

Néanmoins, les voyages modernes diffèrent des anciens, en cela seul qui peut changer, la science : les ombres ne sont plus traces des morts familiers, mais les strates géologiques disent une histoire et un savoir (perdus, comme les ossuaires et la flore fossile ; Cuvier, Milne-Edwards et de Quatrefages sont passés là. Apollonius et Lidenbrock sont physiciens du globe et paléontologues, chez et non plus simplement mystes ou médiums. Il s’agit de nouveau, chez Verne, d’un itinéraire à remonter le temps à mesure qu’on va profond : nouveau sens (ou fort ancien) de l’anamnèse. L’archéologie prend ici la constellation globale de ses significations : secret perdu-retrouvé de l’inscription runique, inconscient oublié enfoui dans des symboles clairs, origine du monde et de l’homme effacée-conservée au fond des soubassements granitiques, dans des monceaux d’ossements ou des réserves de plésiosaures, vieilles traditions ésotériques de la terre creuse et des géants ancestraux.

Sur ces chemins, le jeune Axel perd la mémoire récente, Graüben, la belle Virlandaise, s’efface de son esprit. Dans le fantastique, le Voyage dépasse maintenant tous ses prédécesseurs, Homère, Dante, Dumas ; dès la Méditerranée souterraine, les morts ressuscitent, ou plutôt, ne sont jamais morts : le secret se dévoile, bien vivant, chair, os et ongle, les grands sauriens s’entr’égorgent, les fougères primitives vont au-dessus des arbres, paissent les mastodontes dont les trompes font un fouillis de serpents. Il ne s’agit plus d’interroger l’ombre des ombres, ou les déesses de la Mort, mais de contempler la vie originaire, proto-historique, naïvement découverte et présente, comme un livre de paléontologie vécue. C’est alors qu’au sein de la forêt première, dans une angoisse authentiquement onirique, est retrouvé Adam, géant de douze pieds, à la tête de buffle (Isaac Laquedem déterre un tel géant, au début de l’ouvrage, dans une tombe des Gestanl. Mais, chez Verne, il s’agit du Minotaure.) et à la crinière léonine, berger antédiluvien d’un collège de monstres. Qu’un accident interdise l’accès au centre et précipite le retour par la gueule formidable du Stromboli (le retour à l’histoire, à l’ancien-nouveau monde), qu’importe le voyage est fini, la connaissance parfaite et l’initiation accomplie dès qu’a été vu le premier homme, le père de nos pères ou le dernier témoin. Le temps reprend son cours ordinaire, les enterrés ressurgissent (les morts ne sont jamais morts), la Parque du Centre renoue le fil.

Je veux bien qu’on soumette les symboles à la critique psychanalytique – que l’ancêtre-lieu-père soit immanior ipse etc… -, mais je veux alors qu’on admette que la clé de la lecture est donnée en même temps que la lecture, la méthode avec le problème, le mouvement avec le but, le médecin et son savoir avec le patient et son mal, l’apprenti avec son guide, l’initié avec son prêtre, le labyrinthe avec son fil. Le cryptogramme est tout aussitôt muni de sa grille, et l’abîme de son Hans-Bach (et lorsqu’on perd le ruisseau d’Ariane, le fil de la propagation sonore le relaie) ; la bouche d’ombre est gravée d’inscriptions runiques : les chemins de la mort et de l’origine sont des chemins marqués ; de même, la faune et la flore inconscientes-imaginaires-scientifiques sont au terme du mouvement régressif, de l’anamnèse, de la descente et la volte du temps. Les secrets sont des résultats, ou, si l’on veut, l’analyse est exposée tout autant que ce qu’il faut analyser. Il y a toujours un prédécesseur sur la voie du héros, un explorateur ou un savant pour expliquer : monde de l’aveu et du savoir autant que du symbole et du caché ; mieux, monde des chemins du secret, naïvement montré.

Qu’est-ce qu’un Voyage Extraordinaire ?

De fait, il n’est jamais question que d’explorations et de découvertes, de voyages pour donner à voir, d’itinéraires à connaître l’inconnu. En général, qu’est-ce qu’un Voyage Extraordinaire ?

C’est d’abord un voyage ordinaire, dans l’espace (terrestre, aérien, maritime, cosmique) ou dans le temps (passé, présent, avenir : Hier et Demain), un parcours de tel point donné à tel autre désiré, par tous moyens de locomotion ; sur ces moyens, peu d’invention, encore moins d’anticipation : le sous-marin est déjà en projet, le projectile sidéral est vieux de deux siècles, les machineries à la Robur ne sont pas nouvelles, et Jules Verne a un peu honte de Servadac. Si l’anticipation sociale et politique est hardie et détaillée (Begum, Jonathan), est timide l’extrapolation technique, quoiqu’on ait dit. Ce premier itinéraire est généralement circulaire, comme le temps qui le mesure ou qui lui sert de champ ; la pensée de l’Eternel Retour le domine, et le futur n’y est qu’un profil cavalier. Les images, ici, se groupent autour d’une structure point-cercle, traduite partout de mille et une façons : pôle, centre, île volcanique (à cet égard, l’exemple qui précède est riche : un centre et deux îles à volcan.), maelström etc… Le point sublime y est la référence d’une géodésique spatiale ou temporelle fermée.

C’est ensuite un voyage encyclopédique : l’Odyssée est circulaire, elle parcourt le cycle du savoir. Le but du parcours est un lieu privilégié où il est possible d’expérimenter directement une théorie scientifique, ou de résoudre un problème pendant : existe-t-il un chaînon intermédiaire entre les grands singes et l’homme, allez le voir au Village Aérien ; la Terre est-elle pourvue d’un deuxième satellite, suivez Barbicane etc. D’où la profusion d’algèbre, de mécanique, de résistance des matériaux, d’astronomie, de zoologie, d’entomologie, de géographie, d’histoire, trop élémentaires et naïves pour être supportables, le plus souvent. On vient de voir la paléontologie et la géologie enfantines se donner libre cours, et la question de la chaleur centrale se résoudre par expérience vécue. C’est le côté Education du Magasin de Hetzel, comme le premier voyage dessinait le profil Récréation. Mais, dans l’intention, la tradition homérique est respectée : instruire et plaire, faire le bilan des sciences et des techniques du temps ; aller au-delà des terres connues et des connaissances humaines. Amuser, enseigner, initier.

C’est enfin et surtout un Voyage Initiatique, au même titre que le périple d’Ulysse, l’Exode du peuple hébreu ou l’itinéraire de Dante. Le cercle spatio-temporel et le point sublime, le cycle encyclopédique et l’expérience savante, supportent une marche d’un tout autre ordre, qui seule explique l’intérêt étrange et passionné que chacun (pour soi) porte à cette œuvre, malgré ses faiblesses artistiques et intellectuelles. Jules Verne est, à ma connaissance, le seul écrivain français récent qui ait recueilli et caché tous les sédiments d’un exotisme pittoresque et d’un savoir au goût du jour (pourtant dérisoire et, de fait, très en retard), la quasi-totalité de la tradition européenne en matière de mythes, d’ésotérisme, de rites initiatiques et religieux, de mysticisme.

On trouve toujours, dans le Voyage, l’Exode sous l’Odyssée, ou cette Odyssée sous les premières. Du Sneffels au Stromboli, se développe un récit orphique : Axel dans le souterrain adamique, c’est Orphée aux Enfers ; bien entendu, il est d’abord Ulysse sur son radeau, attaché au mât lorsque fait rage la tempête ; il est aussi le sage et l’avisé, devenu homme de science, et pesant l’âge de la planète ; mais il est surtout le postulant aux arcanes, victorieux des épreuves de l’initiation par l’eau, par le feu et l’abîme. La psychanalyse offre alors de la critique un profil qui risque de voiler la vraie nature extraordinaire du Voyage, en pensant la découvrir et l’exprimer ; qui renverse le sens de l’écrit vers des concrétions de l’âme personnelle, et qui, par là même, oublie le sens de l’errance, de l’attirance, de l’apprentissage, et des chemins de l’initiation.

En bref, la seule science où l’on puisse reconnaître que Jules Verne soit passé maître, est la Mythologie. Non seulement il la connaît, mais il sait mieux encore l’art de la dire en la celant, de l’exprimer en la dérobant : style clair-enveloppé d’un authentique ésotérisme, ici voilé par l’exotisme. Autant sur la manière que sur la matière, il rejoint ses grands prédécesseurs : les Voyages Extraordinaires sont notre Odyssée ou notre Bible, en tous les sens (la Télémaquie, ou recherche du père sous la protection d’un mentor, n’y manque pas : le Capitaine Grant et autres).

La descente aux Enfers, le fil d’Ariane et le Minotaure, Adam vivant et la résurrection des morts (Servadac : cadavres) ne sont que des exemples partiels, qui peuvent ne pas convaincre. Mais comment se décider à nommer ce héros qui perd la vue (marchant sous la conduite d’un ange ? aveugle, borgne, les yeux bandés ?) pour la recouvrer en fin d’initiation, ou pour demeurer le plus clairvoyant des perceurs d’énigmes ? Tobie, Œdipe, Horatius, Coclès, Michel Strogoff ? (Et manchot comme Scévola, pendant le grand combat final contre le traître). Et comment nommer ce voyage coupé d’épreuves et de plaies, pluie de sang et nuages de sauterelles, passage du désert et puits amer, isolement sur la haute montagne et transfert au-delà des eaux, ce voyage terminé dans la contemplation éblouie du pays promis, vivifié par un réseau de veines liquides et respirant la fortune ? L’Exode, Trois Russes et Trois Anglais ?

La lecture du cryptogramme demande trois grilles ; les deux premières sont entre toutes les mains. Nous essayons, dans un prochain ouvrage, de construire la troisième, d’appliquer les chemins du ciel sur les géodésiques de la Terre.

Michel Serres, ARC numéro 29, Paris, 1966.

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