La vie de Charles Baudelaire

Je n’ai pas oublié

Deux événements déterminent l’enfance du poète : la mort d’un père (1827) et le remariage d’une mère (1828). Né le 9 avril 1821, à Paris, d’un veuf de 62 ans qui vient d’épouser en secondes noces une jeune femme de 27 ans, Charles s’enivrera, six ans plus tard, du « vert paradis des amours enfantines » dans la « blanche maison » de Neuilly, entre Mariette, l’inoubliable servante, et Caroline, sa mère « en grand deuil ». « Époque d’amour passionné » pour celle qui, dans ses fourrures parfumées, fut à la fois une idole et un camarade. D’où une impression de trahison face au remariage rapide avec l’ambitieux chef de bataillon, Aupick.

« Je n’ai pas oublié… » et « La servante au grand cœur » témoignent, plus de trente ans après, de l’inguérissable blessure que fut, pour l’enfant déprimé, le partage d’une mère qu’il croyait « uniquement » à lui. « Sentiment de solitude dès mon enfance », note-t-il dans ses carnets intimes. Au collège à Lyon, où son beau-père est muté de 1828 à 1835, ce nouvel Hamlet commence à se plaindre de « lourdes mélancolies ».

La paresse du rebelle

En apparence, « le mioche donne satisfaction ». De retour à Paris, l’adolescent est admis au lycée Louis-le-Grand où il dévore jusqu’à la nausée la poésie romantique, se distingue en vers latins et se sent coupable de ce qu’il diagnostique comme « une éternelle paresse ».

Exclu à la suite d’un incident, cet élève « excentrique » obtient quand même le baccalauréat en août 1839. À son beau-père qui le voudrait ambassadeur, Baudelaire oppose un refus subversif : il veut être poète. Une inscription de complaisance à la faculté de droit ne change rien au désir du beau-fils rebelle : « être indépendant le plus tôt possible, c’est-à-dire dépenser mon argent », ce qu’il fait avec des prostituées. Comme un dandy. Mais en pure perte, car l’énergique général ne tarde pas à mater la révolte de ce jeune homme indigne.

Dès 1841, Charles est embarqué sur le « Paquebot des Mers du Sud » avec ordre de changer de conduite. Le voyage aux « Indes », qu’il écourte au bout de sept mois, sera le seul périple de cet exilé de l’intérieur. Le temps de s’ennuyer là-bas comme ici, malgré les charmes exotiques de « la belle Dorothée ». Les Fleurs du mal se souviendront des corps paresseux caressés par des parfums bizarres…

Du dandysme à la bohème

Possédant désormais sa part d’héritage paternel, Baudelaire fait de son retour à Paris une grande parade du dandysme. Dépenser tout, vivre vite, s’enivrer de vin, d’amour, d’art : voilà le programme frénétique du jeune poète qui, à l’hôtel Pimodan, partage sa vie de défis avec « la Vénus noire », Jeanne Duval, une mulâtresse qui a « quelque chose de divin et de bestial ».

La sanction de ces provocations jugées scandaleuses par le respectable général sera sans appel : à la suite d’un conseil judiciaire, Charles est mis sous la tutelle de maître Ancelle auquel il devra, pendant vingt-trois ans, rendre compte de ses faits et gestes.

Le traumatisme causé par cette décision qui fait de lui un mineur à vie aboutit à une tentative de suicide en juin 1845. Les coups de canif cicatrisés, Baudelaire décide de vivre du journalisme d’art : le Salon de 1845 est son coup d’essai, le Salon de 1846, son coup de maître. Deux premiers poèmes sont publiés. Après le dandysme, commence la vie de bohème.

La révolution poétique

La Fanfarlo, nouvelle publiée en 1847, fait la caricature d’un poète méditant des « desseins difficiles » promis à de risibles avortements. La passion fétichiste de Samuel Cramer pour une comédienne au « rouge » provoquant renvoie ironiquement à la fascination de Baudelaire pour Marie Daubrun, actrice aux yeux « verdâtres », qui joue parfois à être une sœur pour l’âme mélancolique du poète.

Les événements politiques de 1848 ne changeront pas la vie. L’ivresse révolutionnaire de Baudelaire, qui monte courageusement aux barricades, sera de courte durée. Une rage à faire fusiller son beau-père et un reste d’illusion lyrique laisseront le poète “physiquement dépolitiqué” après le coup d’État de Louis-Napoléon Bonaparte (2 décembre 1851).

La vraie révolution sera pour lui poétique : la rencontre en esprit avec Edgar Poe. L’infortune de ce poète maudit, qui écrit des phrases pareilles aux siennes, éclaire d’un soleil noir le destin de l’artiste moderne. Malgré une médiocre connaissance de l’anglais, Baudelaire va traduire et préfacer – et avec quelle fraternelle compréhension ! – presque toute l’œuvre de son double américain.

Le guignon

Remaniant interminablement des poèmes écrits depuis sa vingtième année, Baudelaire ne se risque à publier, outre ses traductions de Poe, que des études critiques, où il aiguise une exceptionnelle sensibilité artistique. Enfin, en 1855, parallèlement à son compte-rendu de l’Exposition universelle, paraissent dans La Revue des deux mondes dix-huit poèmes, intitulés Fleurs du mal. C’est le prélude à la parution si longtemps différée, chez son éditeur et ami Poulet-Malassis, des cent poèmes du recueil Les Fleurs du mal, mis en vente le 25 juin 1857.

Le procureur Pinard, qui venait de requérir sans succès contre Madame Bovary, obtiendra, malgré le soutien de Sainte-Beuve et Barbey d’Aurevilly, la condamnation du livre en correctionnelle. Après le “fiasco” qui rend absurde son idéalisation amoureuse d’Apollonie Sabatier, la “Présidente” qui était l’ange et la madone de son “livre condamné”, Baudelaire traverse, à la fin de cette sinistre année, une phase dépressive dont il ne se relèvera pas. Et cela, malgré la floraison d’écrits majeurs, consécutive à un séjour à Honfleur où il se réconcilie avec sa mère après la mort du général : le Salon de 1859, Les Paradis artificiels (1860) et la seconde édition des Fleurs du mal (1861).

En effet, le “guignon” continue : faillite de Poulet-Malassis, retrait d’une candidature suicide à l’Académie française, dettes, déménagements, drogues, hantise d’une vie manquée, culpabilité d’une foi perdue, enfer d’un amour moribond avec Jeanne Duval devenue acariâtre et impotente.

De la dépression à la chute

La fuite en Belgique (1864-1866) pour donner quelques conférences et, enfin, éditer ses œuvres complètes s’avère très vite un remède pire que le mal. Des notes rageusement rédigées stigmatisent à travers cette “pauvre Belgique” qui ne sait pas l’accueillir, la bêtise universelle.

Pour faire taire la syphilis qui le ravage, Baudelaire augmente les doses de drogue. Les Petits Poèmes en prose ne sont plus qu’une liste décourageante d’improbables projets. Baudelaire continue de tourner deux ans encore dans ce cercle infernal, écrivant de moins en moins, souffrant de plus en plus, jusqu’à cette chute de 1866 dans l’église Saint-Loup à Namur.

Hospitalisé à Bruxelles, le poète hémiplégique ne peut plus parler. Parfois, de sa mâchoire convulsée, s’échappe “Crénom ! Crénom !”. À Paris, où on le transporte en juillet, l’agonie continue. Lucide, silencieuse, pathétique. Entre les amis trop rares et la mère trop encombrante. Enfin, ce sont les derniers sacrements.

Le 31 août 1867, alors que des Petits Poèmes en prose paraissent dans la Revue nationale, Baudelaire meurt à l’âge de quarante-six ans. Le 2 septembre, au cimetière du Montparnasse, le poète Banville dit de celui qu’on met en terre : “Il a accepté tout l’homme moderne, avec ses défaillances, avec sa grâce maladive, avec ses aspirations impuissantes, avec ses triomphes marqués de tant de découragement et de tant de pleurs”. Peu après la mort de Baudelaire, ses héritiers immédiats (Verlaine, Rimbaud, Mallarmé) comprennent que ce génie mélancolique avait donné naissance à la poésie moderne.

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